Contrairement à celles qui participent au débarquement de Normandie le 6 juin, les troupes qui prennent d’assaut les côtes de Provence le 15 août 1944 et libèrent rapidement Toulon, Marseille ou Lyon sont majoritairement françaises. Regroupées au sein de “l’Armée B”, ces forces sont à 80 % africaines. Leur rôle et leur présence dans la mémoire collective restent largement occultés par le D-Da
Par :David GORMEZANO
Du Lavandou à Saint-Raphaël, en passant par Cavalaire ou Saint-Tropez, les plages du Var se réveillent au matin du 15 août 1944 au bruit des bombardements aériens. Au large des côtes varoises, 880 navires anglo-américains, 34 français et 1 370 engins de débarquement se dirigent vers leurs premiers objectifs.
Dans la nuit, des parachutistes et des commandos américains, canadiens, britanniques et français avaient attaqué les îles côtières de Port-Cros et du Levant, au large de Hyères. À 8 h du matin, les premiers éléments de ces troupes de choc sont à l’œuvre sur les plages de trois secteurs du Var.
À la fin de la journée, 100 000 hommes ont déjà débarqué et les forces allemandes reculent. L’opération se déroule mieux que prévu pour les Alliés. “Ils avaient prévu une tout autre résistance des Allemands. Et c’est un vrai succès, puisque Toulon et Marseille sont libérés en quasiment 10 à 15 jours alors qu’initialement on prévoyait entre 20 et 40 jours”, explique l’historien Julien Fargettas.
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“Autant la première vague d’assaut est menée par les soldats américains, tout de suite après, ce sont des troupes françaises qui progressent rapidement en Provence et dans la vallée du Rhône. Toulon et Marseille sont des ports en eaux profondes et, pour des questions logistiques, les Alliés ont besoin de ces ports pour acheminer tout le matériel dont ils ont besoin”, précise-t-il.
Face à la 19e armée allemande et ses 250 000 hommes, les Alliés débarquent 350 000 soldats dont 250 000 français et s’emparent en trois semaines du sud-est de la France. Grenoble est libéré le 22 août, Toulon le 23, Marseille le 29 et Lyon le 3 septembre. Ces troupes feront la jonction le 12 septembre en Bourgogne avec celles débarquées en Normandie le 6 juin.
Un débarquement français
Si le débarquement de Provence est donc un succès militaire indiscutable, sa genèse fut pourtant complexe. Présentée par le commandement américain fin 1943, le plan rencontre l’adhésion de Staline et Roosevelt mais l’opposition de Winston Churchill, qui souhaite renforcer le front en Italie pour atteindre Berlin avant les soviétiques.
Dénommé “Anvil” (« enclume » en anglais), puis “Dragoon”, l’opération est plusieurs fois reportée car “les Alliés ne sont pas suffisamment équipés, en raison notamment de l’effort de guerre américain dans le Pacifique. L’opération de Provence ne devient véritablement officielle qu’au début du mois de juillet 1944”, raconte Julien Fargettas.
Après le débarquement de Normandie mené par des troupes essentiellement américaines, britanniques et canadiennes, le débarquement de Provence permet à l’armée française de remettre fermement le pied sur le territoire national, quatre ans après sa terrible défaite de juin 1940.
“Le contexte est complètement différent”, explique l’historien. “On sait qu’en Normandie, le général De Gaulle n’avait pas été prévenu. Là, l’opération est vraiment bâtie de concert entre les Alliés et les troupes françaises sont sous commandement français, en l’occurrence celui du général Jean de Lattre de Tassigny, à la tête de ce qu’on appelle l’armée B. Il a un supérieur américain au-dessus de lui, mais avec qui ça se passe très bien.”
L’armée d’Afrique libère le sud-est de la France
Cette armée B, française, qui compose les deux tiers des forces participant au débarquement de Provence, est en réalité une armée d’Afrique. Pour Julien Fargettas, “le terme est ancien. Depuis le 19e siècle, l’armée d’Afrique, c’est l’ensemble des soldats stationnés en Afrique du Nord.”
Dans cette armée d’Afrique, certains soldats sont des citoyens français nés ou résidant en Tunisie, en Algérie ou au Maroc (ceux qu’on appellera plus tard les Pieds noirs). À leurs côtés, on retrouve des « soldats musulmans », comme on disait à l’époque, qui ont le statut d’indigène et qui ne sont pas citoyens français.
À ces soldats nord-africains, s’ajoutent des troupes coloniales appelées à l’époque “Tirailleurs sénégalais”, alors qu’il s’agissait de soldats venant de toute l’Afrique subsaharienne, des sujets coloniaux qui ont là aussi le statut d’indigène. Cette armée d’Afrique était aussi composée de jeunes métropolitains qui avaient gagné clandestinement l’Afrique du Nord.
“Parmi les 250 000 soldats français qui débarquent en Provence, 80 % sont d’origine africaine, d’un point de vue géographique. Sans ces soldats africains, quel que soit leur statut ou leur origine, l’armée française n’aurait pas été en mesure de participer au débarquement de Provence”, poursuit l’historien.
À Marseille, à Toulon ou à Lyon, la foule acclame des libérateurs qui sont bien souvent des Français d’Afrique du Nord, des tirailleurs algériens, marocains, tunisiens, sénégalais, ivoiriens, maliens, guinéens…
« Blanchir » l’armée d’Afrique
Cependant, dès l’automne 44, l’état-major français décide de retirer du front les soldats originaires d’Afrique subsaharienne pour les remplacer par de jeunes français souvent issus des rangs de la résistance française de l’Intérieur.
“C’est ce que l’on appelle le ‘blanchiment’, une habitude prise durant la Première Guerre mondiale où on ne faisait combattre les soldats africains qu’entre le mois d’avril et début octobre sur le front (les Nord-Africains n’étaient pas concernés), parce qu’on estimait à l’époque que ces soldats n’étaient pas adaptés au climat du nord-est de la France. Et effectivement, à l’automne 44, ça se vérifie parce qu’on a énormément de pertes pour des questions de gelures”, explique Julien Fargettas.
De plus, à l’automne 1944, l’armée française est encore embryonnaire et dépend de l’armée américaine qui lui fournit uniformes, équipements et matériels. “Donc il faut déshabiller Pierre pour habiller Paul”, ajoute l’historien auteur d’une thèse consacrée aux Tirailleurs sénégalais de la Seconde Guerre mondiale.
D-Day » : les soldats noirs tombés dans l’oubli
“On prend un tirailleur d’une certaine taille, un jeune résistant français qui avait à peu près la même taille et en fait, on va déshabiller le soldat africain pour équiper le jeune soldat français parce qu’on n’a rien d’autre”, ajoute-t-il. L’armée veut incorporer rapidement les jeunes résistants qui sont armés et sous commandement communiste. Elle craint aussi que les soldats africains subsahariens ne subissent une certaine influence des Français communistes.
En quelques mois, les libérateurs sont donc démobilisés. Les autorités françaises les transfèrent dans des camps du sud de la France ou ils patientent des mois dans des conditions insalubres avant d’embarquer vers l’Afrique de l’Ouest. “On les a retirés du front sans autre forme de remerciements ou de cérémonie ou d’hommage. Cela va être mal vécu par les soldats africains qui, jusque-là, faisaient partie des vainqueurs. Ce fut un épisode pas très glorieux”, commente l’historien.
Un débarquement dans l’ombre de celui de Normandie
Quatre-vingts ans plus tard, l’épopée du débarquement de Provence reste dans l’ombre de celle du D-Day en Normandie. Pas de “Il faut sauver le soldat Ryan” ou de “Le jour le plus long” pour narrer les exploits de l’armée d’Afrique à l’assaut des côtes varoises le 15 août 1944. Rare exception, en 2006, le film « Indigènes » montre les quatre héros du film (trois tirailleurs algériens et un goumier marocain) progressant à pied dans la campagne provençale avant d’entrer dans Marseille libérée, acclamés par la population.
“Ce débarquement de Provence apparaît toujours un petit peu secondaire par rapport à celui de Normandie. C’est toujours difficile d’être le second. Et c’est toujours difficile d’organiser des choses un 15 août en France”, note Julien Fargettas.
Les commémorations du Débarquement en Normandie, un enjeu de mémoire et de politique depuis 80 ans
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De fait, les commémorations de cet épisode de la libération de la France n’ont jamais eu le rayonnement et l’intensité de celles organisées en Normandie. En 1964, Charles De Gaulle inaugura le mémorial du débarquement en Provence près de Toulon, sur le mont Faron.
François Mitterrand en 1994, Jacques Chirac en 2004, François Hollande en 2014 n’ont cependant pas manqué d’assister à des cérémonies d’hommage et d’inviter leurs homologues africains.
En 2019, Emmanuel Macron a présidé une cérémonie du souvenir en compagnie des présidents ivoirien Alassane Ouattara et guinéen Alpha Condé. Dans son discours, il avait rendu hommage aux “combattants africains qui, pendant nombre de décennies, n’ont pas eu la gloire et l’estime que leur bravoure justifiait. La France a une part d’Afrique en elle, et sur ce sol de Provence, cette part fut celle du sang versé.”Les soldats venus d’Afrique à l’honneur pour les 75 ans du débarquement de Provence
Le 80e anniversaire du débarquement de Provence sera, selon l’Élysée, “traité de la même manière et avec la même dimension que le débarquement de Normandie ». Des militaires français et des bénévoles rejoueront la manœuvre amphibie de l’opération Dragoon sur une plage varoise en présence du chef de l’État et de « plusieurs chefs d’État et de gouvernements des pays ayant participé au débarquement de Provence », toujours selon l’Élysée.